Analyse Linéaire : "Un rêve" d'Aloysius Bertrand et l'Onirisme Poétique
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Introduction : Le poème "Un rêve" d'Aloysius Bertrand
Aujourd’hui, nous allons explorer le poème Un rêve, écrit par Aloysius Bertrand, considéré comme l’un des pionniers du poème en prose. Son recueil Gaspard de la nuit, publié après sa mort en 1842, a profondément influencé des poètes majeurs comme Baudelaire et Rimbaud.
Le poème Un rêve, situé dans le livre III, est l’un des plus connus du recueil. Il mêle habilement onirisme, mystère et angoisse, créant une atmosphère très visuelle et sonore, presque théâtrale.
Nous allons maintenant procéder à la lecture du poème.
Problématique et plan de l'analyse
On peut se demander :
Comment Bertrand parvient-il à retranscrire un rêve inquiétant dans une atmosphère à la fois mystique et tragique ?
Pour y répondre, nous suivrons la structure du poème :
- Trois paragraphes pour entrer dans un univers onirique structuré autour de lieux, de sons et de personnages ;
- Puis deux derniers paragraphes qui dénouent le cauchemar dans un état de demi-réveil.
I. Trois lieux étranges : le décor onirique
Le poème s’ouvre sur une phrase simple : “Il était nuit”, qui rappelle les contes mais annonce ici une ambiance sombre.
Le passé simple et l’anaphore “ce furent” donnent une impression d’éloignement, comme si l'on entrait dans un rêve ancien.
Trois lieux sont présentés : une abbaye, une forêt et le Morimont. Aucun lien logique ne les relie, ce qui reflète bien l’absurdité des rêves.
Des mots comme “lézardées”, “tortueux”, “grouillant” créent une ambiance oppressante.
Le grouillement des capes et des chapeaux rappelle une foule déshumanisée, presque insecte.
Nous sommes donc plongés dans un décor à la fois mystique et inquiétant, où la lune, la forêt et les formes évoquent le surnaturel.
II. Une symphonie macabre : l'ambiance sonore
Dans le deuxième paragraphe, on quitte les lieux pour des sons : glas, sanglots, cris, rires, prières… Tous renvoient à la mort, la souffrance et la religion.
L’anaphore “ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte” crée une proximité entre le poète et le rêve, comme s’il témoignait d’un fait réel.
Les adjectifs “funèbres”, “féroces”, “plaintifs” créent une tension. Les fleurs “frissonnent” : même la nature réagit.
On perçoit les allitérations en [f] et [r] : “rires féroces dont frissonnait chaque fleur”, qui imitent les frissons.
On bascule dans une ambiance fantomatique, renforcée par les références aux “cellules”, “pénitents” et “supplice”.
III. Trois personnages : le cauchemar à son apogée
Après les lieux et les sons, apparaissent trois personnages :
- Un moine qui “expire”,
- Une jeune fille “pendue”,
- Et le narrateur lui-même “lié sur la roue”.
Le rythme ternaire revient, mais cette fois, la souffrance est frontale.
On parle ici de torture médiévale, avec des images très fortes : “cendre”, “agonisants”, “supplice”.
Le narrateur devient victime : “moi que le bourreau liait…”
Le cauchemar atteint son point culminant, dans un climat de mort, de martyre et de perte de contrôle.
IV. L'apaisement par la solennité : vers la quiétude
Dans le quatrième paragraphe, l’ambiance change. On passe de la violence à une scène plus calme et ritualisée.
Dom Augustin et Marguerite, les deux premiers personnages du paragraphe précédent, sont maintenant honorés après leur mort.
Le vocabulaire devient plus noble : “chapelle ardente”, “ensevelie”, “robe d’innocence”, “quatre cierges”.
La mort n’est plus violente, elle est sacralisée.
Les allitérations en [s] apportent une musicalité douce : “ensevelie dans sa blanche robe… cierges de cire”.
Le rêve commence à s’apaiser, comme si la conscience du poète reprenait le dessus.
V. Le réveil du poète : la dissolution du rêve
Le dernier paragraphe s’ouvre sur une rupture nette avec le mot “Mais” et le retour du “moi”.
La barre du bourreau se casse “comme un verre” : le rêve perd sa force, devient absurde.
Les torches s’éteignent sous la pluie, la foule s’écoule avec les ruisseaux.
Ces images montrent la dissolution du cauchemar, emporté par l’eau — symbole de purification.
Le poème se termine sur : “je poursuivais d’autres songes vers le réveil”. Le cauchemar est terminé, mais le rêve continue ailleurs.
Le poète s’éloigne de la terreur vers une forme de conscience apaisée.
Conclusion de l'analyse du poème "Un rêve"
Ce poème en prose fonctionne comme un voyage onirique en cinq temps. Il mêle un imaginaire médiéval, des sons funèbres et des scènes de supplice, pour créer un cauchemar visuel et sonore très structuré.
Mais Bertrand ne s’arrête pas à l’angoisse : dans les derniers paragraphes, il ramène une forme de paix, comme un retour progressif à la réalité.
Avec ce poème, il montre qu’on peut exprimer la terreur sans vers, et qu’il est possible de mêler la beauté du langage à l’horreur d’un rêve.
Ouverture : L'héritage de Gaspard de la nuit
Ce mélange de mystère, de mort et de beauté se retrouve dans tout le recueil Gaspard de la nuit.
Dans d’autres poèmes, Bertrand mêle également le surnaturel, l’étrange et la poésie, comme dans Ondine ou Scarbo, où il explore l’inconscient bien avant les surréalistes.
C’est pourquoi on peut le voir comme un précurseur du fantastique poétique moderne.