Les Étapes de la Pensée d'Ortega y Gasset
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Objectivisme
Sa première période de formation se déroule en Allemagne, de 1905 à 1914 environ. Pendant cette période, sa réflexion est centrée sur le thème de l'Espagne et de son déclin, une préoccupation héritée des krausistes et de la Génération de 98.
L'européanisation de l'Espagne est la solution adoptée par Ortega, qui exprime la conviction que l'Europe est le symbole de la science objective. La science pure et la philosophie sont les racines profondes de la civilisation européenne. Ortega soutient la nécessité de cultiver une forme de civilisation qui, sans cesser d'être authentiquement espagnole, puisse être en même temps européenne.
Influencé par le néo-kantisme, il propose comme priorité le problème de la connaissance. Cependant, l'idéalisme de Kant et de ses disciples, qui réduisait le monde à la conscience, ne correspondait pas à l'état d'esprit méditerranéen. D'un autre côté, il ne pouvait pas revenir aux anciennes positions de la philosophie réaliste, considérées comme naïves. Il cherche peu à peu à atteindre un juste milieu entre le réalisme — qui accepte une réalité extérieure sans la questionner — et l'idéalisme — qui réduit le sujet à l'esprit pur.
Dans Adam au Paradis, il pose les bases du dépassement de ces deux positions contradictoires. L'ego selon Ortega est un soi dans le monde, dans un scénario dans lequel il opère, car la vie est une action, une tâche à accomplir sur le monde et les choses. Ce niveau intermédiaire est la notion de circonstance d'Ortega, comme l'explique le célèbre passage des Méditations sur Don Quichotte.
« Mon exutoire naturel vers l'univers, ce sont les cols de Guadarrama ou la campagne d'Ontígola. Ce facteur de réalité environnante forme l'autre moitié de ma personne ; c'est seulement à travers lui que je peux être pleinement intégré et moi-même. Les dernières études en sciences biologiques présentent l'organisme vivant comme une unité composée du corps et de son environnement particulier, de sorte que le processus vital consiste non seulement à adapter l'organisme à son environnement, mais aussi à adapter l'environnement à son corps. Je suis moi et ma circonstance, et si je ne la sauve pas, je ne me sauve pas moi-même. »
La réalité s'impose donc dans un sens vital, circonstanciel. La vie est la réalité radicale. La notion de circonstance nous amène à la deuxième phase de sa philosophie.
Perspectivisme
« Chaque vie est un point de vue sur l'univers. » Cette phrase du Thème de notre temps résume parfaitement la théorie de la connaissance d'Ortega : l'homme connaît le monde à partir d'un certain point de vue qui change selon le chemin parcouru. Un objet nous montre une variété de visages ou de facettes que l'on peut comparer d'un point de vue ou d'un autre. Ainsi, différentes vues sur une même question peuvent être vraies selon le point de vue ou l'angle sous lequel on les regarde.
Poursuivant l'idée déjà évoquée dans les Méditations sur Don Quichotte, Ortega développe son perspectivisme dans plusieurs ouvrages :
- Vérité et perspective
- El Espectador — du point de vue de l'esthétique ou de la théorie de l'art
- Et surtout, Le Thème de notre temps
La réalité ne se compose pas de l'être, de la substance, de la matière ou de l'esprit, mais de perspectives. L'homme qui connaît ne se détourne pas de son propre point de vue, qui est le sien, dans un sens spatio-temporel — le temps et la vie, qui est biographique. Les hommes doivent intégrer leurs différentes versions pour parvenir à une compréhension toujours plus adéquate de la vérité. La connaissance est d'autant plus vraie que l'approche est plus intégrée, c'est pourquoi elle ne peut jamais être considérée comme définitive ou achevée.
Tout au long de ses cours, Ortega a donné de nombreux exemples de son perspectivisme : la Sierra de Guadarrama vue de Madrid ou de Ségovie, etc. Dans les confessions de El Espectador se trouve peut-être le meilleur résumé de cette étape :
« La vérité, le réel, l'univers, la vie — appelez-le comme vous voulez — se divise en d'innombrables facettes, en de multiples aspects, dont chacun s'offre à un individu. S'il a réussi à être fidèle à son point de vue, s'il a résisté à la tentation éternelle d'échanger sa rétine contre une autre, irréelle, ce qu'il verra sera un aspect réel du monde. Et vice versa : tout homme a une mission de vérité. Là où se trouve ma pupille, aucune autre ne se trouve ; ce que je vois de la réalité, aucune autre ne le voit. Nous sommes irremplaçables, nous sommes nécessaires. “Entre tous les hommes se tisse la vie de l'homme”, dit Goethe. Au sein de l'humanité, chaque race, et au sein de chaque race, chaque individu est un organe de perception différent des autres, un tentacule qui atteint des morceaux de l'univers inaccessibles aux autres. La réalité, par conséquent, s'offre en perspectives individuelles. Pour un homme, le fond est le premier plan pour un autre. Le paysage ordonne ses dimensions et ses distances en fonction de nos esprits, et nos cœurs y répartissent les accents. Au point de vue visuel et intellectuel s'ajoute la perspective de l'évaluation. »
Ratiovitalisme
Dès sa première étape objectiviste, Ortega privilégie la vie comme réalité ultime — avant toute autre connaissance. Il ne l'entend pas dans un sens biologique, irrationnel, purement instinctif, comme l'ont comprise Nietzsche ou Darwin, mais comme une réalité englobante, circonstancielle, et interconnectée, liée à l'autonomie de l'homme dans sa dimension purement biographique. Dans la leçon X de Qu'est-ce que la philosophie ?, il dit :
« Notre vie, qui n'est pas seulement notre personnalité mais aussi ce qui fait partie de notre monde, notre vie donc, c'est la personne qui a affaire aux choses ou avec elles, et il est clair que notre vie dépend à la fois de ce qu'est notre personne et de ce qu'est notre monde. Aucun des deux extrêmes n'est plus proche de nous que l'autre : nous ne nous réalisons pas d'abord nous-mêmes pour ensuite nous occuper du monde, mais vivre, c'est, bien sûr, être par ses propres racines condamné au monde, être immergé dans son agitation, ses problèmes, son modèle aléatoire. Mais à l'inverse, ce monde qui se compose uniquement de ce qui nous affecte tous est inséparable de nous. Nés avec lui, nous sommes les extrêmes, personne et monde, comme ces paires de dieux de la Grèce antique qui naissaient et vivaient ensemble : les Dioscures, par exemple, ces paires de dieux que l'on appelait les Dii consentes, les dieux unanimes. »
La vie est pour Ortega la réalité existentielle de l'homme, son œuvre, tant au sens de la production technique, comme il le dit dans ses Méditations sur la technique, que dans un sens historique, dans son contexte social et politique. Vivre, c'est sentir quelque chose, vouloir quelque chose, penser que quelque chose est la coexistence du soi et du monde. La vie est le fait principal sur lequel toute philosophie doit être fondée. Selon l'un de ses meilleurs disciples, Manuel García Morente, c'est une révolution métaphysique caractérisée par la corrélation entre le soi et le monde ; la vie est le « cogito » de la nouvelle philosophie.
L'être humain est ce qu'il a été : l'héritage des hommes qui l'ont précédé. Il n'est pas nature, mais histoire, et il est tourné vers l'avenir, le projet et la liberté. Il se construit lui-même, il est un être historique, il devient dans la mesure où il crée sa propre histoire. Il ne peut permettre à personne de choisir pour lui ; il doit s'efforcer de se construire, suivre sa propre vocation non transférable, ce qui fait de la vie le développement d'un projet unique et personnel. Ce projet personnel s'effectue dans des circonstances familiales, sociales, politiques, économiques, etc., dans lesquelles chaque personne vit. L'éducation, la culture, la politique et même la vie quotidienne ont une influence décisive, facilitant ou entravant ce projet personnel essentiel. Chaque homme a un destin éthique, personnel, poursuit-il dans la même leçon X :
« La vie, c'est la vigueur inexorable de devoir réaliser le projet d'existence que chacun est... La vie est constitutivement un drame parce qu'elle est la lutte frénétique avec les choses et même avec notre caractère pour réussir à être en fait ce que nous projetons d'être. »
La découverte de la vie comme réalité métaphysique exige une méthode qui puisse y accéder ; cette méthode est la raison vitale. La raison est simplement un mode et une fonction de la vie.
L'homme est ouvert sur le monde et les choses, et c'est là qu'il a développé sa rationalité. La raison n'est pas un classeur ou un ordinateur froid et insensible, comme l'avaient dépeinte les rationalistes, les empiristes et Kant, mais la raison est une fonction de la vie, c'est une raison vitale, et donc historique. La pensée et la réflexion sont un mode de vie, l'un des plus naturels et humains. La vie que nous vivons est la réalité où la raison logique doit s'enraciner pour mener une existence authentique. La raison est la capacité d'éclairer et de donner un sens à l'existence personnelle et culturelle.
« Face à la raison pure physico-mathématique, il y a une raison narrative. Pour comprendre quelque chose d'humain, personnel ou collectif, il faut raconter une histoire. Cet homme, cette nation fait telle chose et l'a fait parce qu'avant, il a fait telle autre et était ainsi. La vie ne devient un peu transparente qu'à la raison historique. »
La culture espagnole est pour Ortega un exemple concret de la raison vitale, où la peinture, la poésie et l'art en général occupent une place prépondérante. La philosophie en langue espagnole s'exprime à travers des symboles et des œuvres littéraires comme Don Quichotte, La vie est un songe ou Les Demeures.