Nietzsche : Volonté de Puissance, Critique des Valeurs et Surhomme
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Nietzsche : Le Problème des Valeurs et de l'Évaluation
La vie, c’est-à-dire la volonté de puissance, est la source de toute évaluation. Par conséquent, la valeur de chaque chose est déterminée par son rapport à la puissance. Est bon ce qui est puissant, ce qui accroît ma puissance. L’art (le beau), la connaissance (le vrai) et même la morale et la religion (le bien) peuvent être évalués à partir de ce critère.
Est bonne l’œuvre d’art qui exprime et stimule la vie. Une idée est bonne non pas si elle est vraie, mais si elle est utile et agréable. Une morale ou une religion est bonne si elle favorise le développement de la vie. Par exemple, le christianisme (ainsi que le bouddhisme, le socialisme…) est mauvais, car il nie la vie : c’est une forme de nihilisme, ce que Freud appellera la « pulsion de mort ».
Toute morale (au sens classique), en réalité, nuit à la vie. C’est pourquoi Nietzsche se place « par-delà bien et mal » et adopte une sagesse tragique qui consiste en un « grand oui » à la vie. Il s’agit de tout accepter, absurdité et souffrance comprises, et même de prendre plaisir à ce spectacle tragique qu’est le monde. Tel est l’idéal du « surhomme » : un homme par-delà bien et mal. Tel est le sens de l’éternel retour : un critère permettant de savoir qui est un surhomme. Celui qui peut supporter cette pensée et même l’aimer a le tempérament dionysiaque requis.
La Vie, Source Immanente de Toutes les Valeurs
Les valeurs ne viennent ni d’un « ciel des Idées » comme le prétend Platon, ni d’un Dieu comme l’affirme la religion, ce « platonisme pour le peuple ». Car ni les arrières-mondes des métaphysiciens, ni les dieux des religions n’existent. « Dieu est mort », écrit Nietzsche, et il récuse aussi tout « être éternel » planant au-dessus du monde changeant des apparences. Par conséquent, l’homme ne peut se référer à aucune transcendance, il est seul, et il doit créer lui-même ses valeurs. La source des valeurs n’est donc pas transcendante, mais immanente : c’est la vie elle-même qui crée les valeurs dont elle a besoin.
Et puisque la vie est la source de toute valeur, elle ne peut pas être elle-même évaluée, de même que le mètre-étalon ne peut pas être lui-même mesuré, car il est ce avec quoi on mesure. On pourra donc évaluer toute chose – art, science, religion, morale – à partir de la vie. Est bon ce qui favorise la vie, est mauvais ce qui nuit à la vie.
Interprétation de la Vie : Santé, Maladie et Nihilisme
Ce qui est paradoxal, c’est que tout vient de la vie. Il faut donc penser que la vie peut parfois s’égarer et se nuire à elle-même. Et en effet, Nietzsche découvre l’existence d’une pulsion de mort (même s’il n’emploie pas ce terme, introduit par Freud), une tendance paradoxale par laquelle la vie s’autodétruit.
À côté de la vie ascendante, pleine de force, de vitalité, de vigueur et d’optimisme, il y a une vie déclinante, dégénérescente, faible, malade. Il y a des hommes en qui un instinct morbide l’a emporté, et qui les tue à petit feu. On trouve cette pulsion de mort dans l’homme dépressif et chez celui qui se suicide. Mais on la trouve aussi dans certaines formes culturelles historiques. Par exemple, le christianisme est une force, créée par certains hommes (Platon, Jésus), qui s’oppose à la vie et qui la détruit en interdisant le plaisir, en condamnant l’égoïsme et la volonté et en stimulant la mauvaise conscience, ce venin moral qui nous pousse à retourner notre cruauté contre nous-mêmes.
Cette pulsion de mort, si paradoxale, est possible, car l’homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne rien vouloir. Cette volonté de néant est ce que Nietzsche appelle le nihilisme. Pour lui, toutes les tendances contemporaines sont des formes de nihilisme : le christianisme, le socialisme, et même l’hédonisme et l’eudémonisme sont des formes de nihilisme.
La Volonté de Puissance : Sens Profond de la Vie
Une interprétation classique est de dire que la vie vise à la conservation de son être (Spinoza, Darwin). Nietzsche rejette cette interprétation : la recherche de la conservation n’est qu’un cas particulier, une exception, le fait d’un être en situation de détresse. Seul celui qui est sur le point de mourir ne cherche plus qu’à survivre. La plupart du temps, l’être vivant a tout autre chose en vue.
En vérité, la vie ne recherche ni la conservation ni le bonheur, mais la puissance, et même l’accroissement de cette puissance. Toute vie est volonté de puissance. Chaque être vivant, chaque organe, chaque portion de matière vivante vise constamment à exploiter, digérer, dépouiller, s’approprier ce qui l’entoure, ranger la matière environnante sous ses propres rapports, sous ses propres lois. Cela vaut pour toute vie, de la cellule à la société humaine la mieux civilisée en passant par les plantes de la forêt amazonienne en lutte pour la lumière.
L’être vivant en bonne santé est donc celui qui cherche à accroître sa puissance. L’être qui s’affaiblit volontairement et réprime sa propre force est l’exemple type de la vie déclinante. Nietzsche analyse toute chose selon sa conception de la vie, en se basant sur le critère de la puissance : est bon ce qui exprime la santé et l’accroissement de puissance. Son éthique se rapproche ainsi de celle de Spinoza, car tous deux rejettent les valeurs transcendantes et fondent les valeurs sur l’être immanent, conçu comme puissance, qui devient alors le seul fondement des valeurs.
Évaluation du Beau, du Vrai et du Bien selon Nietzsche
L'Évaluation de l'Art : Favoriser la Vie
Le critère permettant d’évaluer les œuvres d’art sera donc la vie. La belle œuvre d’art est celle qui exprime la vie et la favorise, c’est-à-dire celle qui exprime la vitalité de son créateur, mais aussi celle qui stimule la volonté des spectateurs. Pour Nietzsche, l’art s’adresse aux artistes, à des spectateurs qui sont eux-mêmes créateurs, et non à un public passif.
L'Évaluation de la Connaissance et de la Vérité
L’art est souvent mensonger : il constitue une belle apparence qui embellit les choses. Mais ce n’est pas une objection contre lui. Car la vérité ne favorise pas toujours la vie. Nietzsche aborde la connaissance elle-même (science et philosophie) du point de vue de la vie. La connaissance doit être au service de la vie, puisque la connaissance n’existerait pas sans la vie.
La question n’est pas tant de savoir si une idée est vraie ou fausse que de savoir si elle est favorable ou défavorable à la vie. Il y a des idées qui sont vraies, mais mortelles. Bien souvent le mensonge, l’erreur et l’illusion sont utiles à la vie :
- D’abord, nos sens falsifient sans cesse la réalité en la simplifiant et en créant des formes commodes qui nous servent à nous orienter dans le monde.
- Le monde n’est qu’un chaos, un nuage d’atomes incompréhensibles, les choses sont sans cesse fluctuantes et en devenir (on ne se baigne jamais dans le même fleuve, disait Héraclite).
- Mais nos sens, ces artistes, nous présentent l’apparence d’un monde rassurant et stable, fait de choses facilement reconnaissables : arbres, animaux, nourriture, etc.
À un niveau plus élevé, l’erreur est aussi nécessaire à la vie : il est bon, pour vivre, d’ignorer la plus grande partie des choses. C’est pourquoi l’excès de connaissances historiques peut être nuisible à la vie.
L'Évaluation des Morales : Maîtres et Esclaves
Nietzsche propose d’évaluer les morales et les religions en fonction de leur rapport à la vie : favorisent-elles ou répriment-elles la vie ?
Selon lui, les morales traditionnelles, en particulier la morale chrétienne, ont toujours nié la vie en valorisant la souffrance, le sacrifice, la répression des plaisirs et le renoncement au désir. Cette morale se prolonge dans le socialisme, l’anarchisme, le bouddhisme et le libéralisme, qui partagent tous un même rejet de la vie. Pour Nietzsche, cela exprime une forme de nihilisme : la vie qui se retourne contre elle-même.
Cependant, cette morale n’a pas toujours existé. Nietzsche distingue deux types de morales :
- La morale des forts (ou des maîtres), qui affirme la vie et valorise ce qui est noble, puissant et élevé.
- La morale des faibles (ou des esclaves), née en réaction à la première, qui valorise au contraire la faiblesse, l’humilité, le sacrifice et définit le bien uniquement en opposition au mal.
Nietzsche appelle à rejeter cette morale négative et à revenir à une morale affirmatrice de la vie, une morale des maîtres, qui dépasse la distinction entre bien et mal, tout en réaffirmant ce qui est véritablement bon pour la vie.
Le Perspectivisme et l'Éloge de l'Apparence
Le perspectivisme chez Nietzsche est la conception selon laquelle toute vérité est liée à une perspective particulière. Il ne s'agit pas simplement d'une théorie de la connaissance, mais d’une philosophie de la réalité elle-même. Nietzsche rejette la séparation traditionnelle entre l’apparence et la chose en soi : il n’existe pas de réalité indépendante des perspectives. Le monde n’a pas un sens unique, mais une infinité de sens possibles, chacun lié à un point de vue.
Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche affirme que les raisons pour lesquelles le monde a été qualifié d’« apparent » fondent en réalité son authenticité. Il critique l’idée d’un « vrai monde » dissimulé derrière le monde sensible. En supprimant ce « vrai monde », on ne tombe pas dans le pur illusionnisme, mais on affirme au contraire la réalité de ce que l’on voit, ressent et vit : le monde des apparences est le seul monde réel.
Nietzsche distingue ainsi le perspectivisme d’un relativisme simpliste : toutes les perspectives ne se valent pas. Dans La Généalogie de la morale, il propose un critère pour juger les perspectives : selon qu’elles favorisent ou non l’épanouissement de la vie humaine, elles ont plus ou moins de valeur.
L'Apparence est la Seule Réalité (Critique de l'Essence)
Nietzsche critique la pensée métaphysique qui distingue l’apparence de l’essence, comme chez Platon ou Hegel. Selon cette tradition, l’apparence doit être transcendée pour atteindre la vérité cachée, mais Nietzsche rejette cette hiérarchie. Pour lui, l'Être un et immuable est une fiction. La réalité est un jeu de forces où la volonté de puissance, force vitale qui façonne et transforme sans cesse, donne naissance à des interprétations. Il n’existe pas un « vrai monde » derrière le monde des apparences : il n’y a que des apparences, et le réel se manifeste à travers elles. Ainsi, l’apparence n’est pas inférieure à l’essence, mais constitue la seule réalité.
Nietzsche dénonce la construction métaphysique d’un monde-vérité comme un symptôme de faiblesse, une incapacité à supporter la réalité, chaotique et contradictoire. Abolir cette conception de la vérité, c’est comprendre que le monde est fait de formes multiples et variées, qui sont en constante évolution. Cependant, toutes les interprétations ne se valent pas : certaines peuvent nourrir la vie, tandis que d’autres la stérilisent.
Il reconnaît que la recherche de la vérité peut être dévastatrice pour l’individu et plaide pour une certaine illusion, indispensable à la vitalité. Le philosophe de l’avenir, tragique et lucide, devra valoriser l’apparence et l’art, car ils sont essentiels à l’épanouissement de la vie humaine.
Nihilisme, Généalogie et Amor Fati
Critique du Nihilisme et l'Homme du Ressentiment
Nietzsche distingue deux formes de nihilisme : passif et actif. Le nihilisme passif, propre aux faibles, considère que le monde n'est pas comme il devrait être et que l'existence n'a pas de sens. Les nihilistes passifs se réfugient dans des valeurs religieuses ou idéologiques, reniant la vie. En revanche, le nihilisme actif, réservé aux forts et aux esprits libres, consiste à rejeter les anciennes valeurs pour en adopter de nouvelles. Il ne mène pas à la résignation, mais à une réinvention de soi, un moyen de dépasser les anciennes croyances.
Nietzsche critique le christianisme, qu'il considère comme une morale du ressentiment. L'homme du ressentiment est passif, réagit plutôt qu'agit, et se tourne vers la culpabilité, l'automutilation et la vengeance, d'abord envers soi-même, puis envers les autres. Cette morale de l'altruisme masque en réalité une volonté de soumettre les forts et de les affaiblir, ce qui les rend dociles à une existence morale débilitante.
L'homme moderne, en perdant ses valeurs traditionnelles, fait face à une crise du sens. Ce nihilisme doit être surmonté en trouvant de nouvelles valeurs et en rejetant la soumission aux anciennes, dont l'absence de fondement a engendré le vide existentiel. Nietzsche prône un athéisme radical, loin de chercher un substitut à Dieu ou aux anciennes valeurs, et appelle à l’émergence d’un homme capable de créer ses propres valeurs.
La Méthode Généalogique de Nietzsche
La méthode généalogique analyse les origines des valeurs morales plutôt que leur définition. Il pose la question du « qui » veut être vertueux et pourquoi, remettant en question les motivations derrière la morale traditionnelle. Selon lui, cette morale, issue du ressentiment des individus faibles, a été construite pour renier la réalité en faveur de valeurs transcendantes comme celles du christianisme.
Nietzsche explique que la culture occidentale, depuis Socrate, a été dominée par des forces réactives qui s'opposent aux forces affirmatives et créatrices de la vie. Cette domination des forces réactives mène au nihilisme, une dépréciation des valeurs divines et transcendantes, créant un monde vide de sens.
La « mort de Dieu », selon Nietzsche, ne signifie pas simplement la fin de la croyance en Dieu, mais l’effondrement des valeurs qui y étaient liées, engendrant un nihilisme culturel. Ce nihilisme se manifeste par une angoisse existentielle, un vide métaphysique. Cependant, Nietzsche propose une alternative : le nihilisme héroïque. Plutôt que de sombrer dans le désespoir, il invite à affirmer la vie telle qu'elle est, sans chercher une justification métaphysique. L'absence de sens n’est pas une condamnation, mais une occasion de créer de nouvelles valeurs, fondées sur l’affirmation de la vie, y compris ses aspects les plus douloureux, comme la souffrance et la cruauté. Ainsi, Nietzsche oppose une morale du surhomme, qui dépasse les anciennes valeurs, à une morale ascétique et réactive.
L'Éthique Nietzschéenne : Par-delà Bien et Mal
Nietzsche critique la morale traditionnelle fondée sur des illusions : libre arbitre, responsabilité, altruisme. Il la qualifie de « morale des esclaves », issue du ressentiment et de la faiblesse. Contre cela, il propose une éthique « par-delà bien et mal », fondée sur une sagesse tragique : accepter le monde tel qu’il est, avec ses souffrances, et même l’aimer.
L’idée de l'éternel retour – que toute chose reviendra éternellement – teste la force de l’esprit. Celui qui accepte cette idée affirme la vie dans sa totalité, sans consolation métaphysique. Le Surhomme incarne cet esprit libre et créateur, affranchi de la morale religieuse. Il dépasse l’homme actuel et devient le sens de la terre, opposé aux illusions célestes.
La volonté de puissance ne vise pas la domination, mais l’expression créatrice de soi. L’homme fort est celui qui agit, affirme, crée. Le faible, au contraire, est prisonnier du souvenir, du ressentiment et de la culpabilité, produits d’une morale nihiliste et répressive. Nietzsche valorise le corps, équilibre des forces actives et réactives, et rejette le péché et l’ascétisme chrétien. Le Surhomme est celui qui dit « oui » à la vie, même dans la souffrance. À travers l’image du danseur de corde dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche célèbre le risque, la liberté, et la marche vers une humanité nouvelle, libre et créatrice.
La « Mort de Dieu » et le Nihilisme Actif
La « mort de Dieu » est au cœur de la critique nietzschéenne du nihilisme. Nietzsche voit le réel comme un champ de forces : les forces actives affirment la vie, tandis que les forces réactives la nient. Depuis Socrate, la culture occidentale valorise les forces réactives, nourries de ressentiment, ce qui a conduit au triomphe du nihilisme – un rejet du monde réel au profit de fictions transcendantes (âme, au-delà, vérité absolue). La croix chrétienne symbolise cette dévalorisation de la vie.
Dieu mort, c’est l’effondrement des valeurs religieuses et morales traditionnelles, laissant un vide existentiel. Le nihilisme ainsi engendré mène au désespoir, à un monde désenchanté. Pourtant, Nietzsche propose de transformer cette crise en force : un nihilisme actif qui accepte l’absence de sens comme une opportunité pour créer de nouvelles valeurs.
Nietzsche invite à embrasser l'amor fati : l’amour du destin et de la vie dans son entier, incluant souffrance et imperfection. Il célèbre le corps, la vitalité, et critique l'idéal ascétique comme symptôme d’une vie malade. Le Surhomme est l’être qui dépasse les illusions morales, affirme la vie, et crée des valeurs nouvelles. Nietzsche, philosophe du soupçon, déconstruit les fondements de la pensée rationaliste pour révéler une conscience enracinée dans les forces vitales. Avec Zarathoustra, il annonce un nouvel Évangile, célébrant la puissance créatrice de la vie et du corps, contre les morales du renoncement.
Critique du Cogito Cartésien et du Sujet
Remise en Cause du « Je Pense » et du Sujet Substantiel
La critique du cogito cartésien remet en cause l’idée que le sujet pensant est une substance. Si Descartes affirme correctement l’existence d’une pensée, sa conclusion selon laquelle cette pensée suppose une « substance pensante » est contestée. Les neurosciences rejettent l’existence de deux substances (corps et esprit) et expliquent la pensée par des processus cérébraux complexes, mais matériels.
Nietzsche, de son côté, remet en cause la certitude du « je pense ». Pour lui, dire qu’« il y a pensée » ne prouve pas qu’un sujet « je » en soit l’origine. Il accuse Descartes d’être prisonnier de la grammaire, qui impose un sujet au verbe. Nietzsche considère le « moi » comme un effet, non une origine. Il faut en reconstituer la généalogie, car la pensée est le produit de forces vitales, de flux affectifs, et non d’une conscience autonome. C’est pourquoi il est, avec Freud et Marx, un philosophe du soupçon.
La phénoménologie, notamment avec Husserl, critique aussi la substantialisation du sujet. La conscience n’existe pas en soi : elle est toujours conscience de quelque chose. Elle n’est pas une entité stable, mais un acte, une intentionnalité tournée vers l’extérieur. Sartre radicalise cette idée : la conscience est un « dehors d’elle-même », une fuite, et non une substance. Ainsi, la tradition rationaliste est remise en question au profit d’une vision dynamique et relationnelle de la subjectivité.
L'Illusion Intellectualiste et le Corps-Sujet
En définissant le sujet comme une substance pensante, Descartes réduit l’homme à un pur esprit, niant sa corporéité. Or, l’existence humaine ne peut se dissocier de son corps : le sujet est toujours avec son corps, jamais face à lui comme face à un objet. Le corps propre est un corps-sujet, moyen d’être au monde, et non un simple outil manipulable par l’esprit.
La phénoménologie, notamment avec Merleau-Ponty, rejette cette réduction. Elle affirme : « Je suis mon corps », soulignant que le corps est le centre vivant de la perception et de l’action. La perception n’est pas un acte intellectuel pur, mais une interaction sensorimotrice avec le monde. L’espace lui-même (haut, bas, gauche, droite…) n’a de sens que par rapport à la position du corps.
Descartes reconnaît l’union de l’âme et du corps, mais refuse de dire que l’on est son corps. Il intellectualise le sujet et suppose que la conscience est totalement transparente à elle-même. Or, pour Merleau-Ponty, l’esprit ne se sert pas du corps : il se forme en lui. Le sujet corporel ne peut être réduit à un pur intellect, car une part de l’expérience corporelle échappe à la conscience réflexive.
L'Illusoire Prétention Morale et la Critique Freudienne
Le cogito cartésien établit un projet moral fondé sur la responsabilité du sujet pensant, capable de juger et de vouloir librement. Selon Descartes, l’homme doit s’élever moralement en maîtrisant ses passions par la raison, incarnant ainsi la vertu de générosité. Cependant, cette vision repose sur l’idée que le sujet a un accès transparent à lui-même, ce que conteste Freud.
Pour ce dernier, la conscience n’a qu’un accès limité et fragmentaire à la vie psychique, et le moi n’est qu’un effet de surface de l’inconscient. Freud oppose à la clarté cartésienne l’opacité de l’âme, rendant illusoire l’idée que le sujet peut pleinement se connaître et se gouverner. Par conséquent, si la conscience de soi ne suffit pas à une réelle connaissance de soi, comment attendre du sujet qu’il se maîtrise ou qu’il exerce une volonté libre ? Freud remet ainsi en cause les fondements mêmes de la responsabilité morale héritée de Descartes. En sapant la confiance dans la lucidité et la liberté du moi, il inflige à l’homme une « troisième blessure narcissique » : la découverte qu’il n’est pas maître chez lui. Le projet moral cartésien s’avère donc peut-être trop ambitieux, voire illusoire.
Synthèse : Volonté de Puissance et Forces Inconscientes
Dans la pensée de Nietzsche, deux idées fondamentales se rejoignent : la découverte de l’inconscient et la nécessité de l’interprétation. Pour lui, la conscience déforme la réalité ; elle est mensongère et superficielle. La vérité exige donc une remise en question constante et un effort d’interprétation profond. Nietzsche étend ce soupçon à toutes les dimensions de la civilisation occidentale : la science, la morale, et même la connaissance. Il critique leur prétention à détenir des vérités objectives, révélant leur ancrage dans des interprétations humaines, souvent arbitraires. Sa démarche généalogique, amorcée avec La Naissance de la tragédie, retrace les origines oubliées des valeurs, en opposant les principes dionysiaque (vie, chaos, mort) et apollinien (mesure, forme, rationalité). La culture occidentale, selon Nietzsche, a privilégié la mesure, avec Socrate comme figure fondatrice, au détriment des forces vitales.
Au cœur de cette vision se trouve la volonté de puissance, force intérieure d’accroissement et de dépassement de soi. Elle ne vise pas la domination d’autrui, mais la croissance personnelle. L’homme, en tant qu’être vivant, est traversé par une pluralité de forces inconscientes : certaines élèvent (passions joyeuses), d'autres rabaissent (passions tristes). La vie consiste à tendre vers toujours plus de puissance, d’accomplissement. Le surhomme incarne cette logique de dépassement, en opposition à la morale chrétienne et platonicienne qui valorisent la soumission et la stabilité. Pour Nietzsche, le monde n’est pas une unité stable, mais une multiplicité de volontés de puissance en lutte, dans un mouvement perpétuel de transformation et de devenir.