La Restauration en Espagne (1875-1902): Système et Crises
Classé dans Histoire
Écrit le en français avec une taille de 15,69 KB
Le Régime de la Restauration en Espagne (1875-1902)
La Révolution de 1868 fut un échec. Jusqu'en 1902, année du début du règne d'Alphonse XIII, cette période fut largement dirigée par Antonio Cánovas del Castillo, s'appuyant sur la Constitution de 1876, des manipulations électorales et le caciquisme. Cette étape fut sérieusement perturbée par le choc de la guerre de Cuba et le désastre de 1898. Dans l'évolution de la Restauration, il faut distinguer plusieurs phases :
- La première, jusqu'à la mort d'Alphonse XII.
- La seconde, celle de la régence de Marie-Christine d'Autriche, épouse d'Alphonse XII, durant la minorité de son fils Alphonse XIII.
La période de la Restauration prit fin avec l'arrivée d'Alphonse XIII à l'âge de la majorité en 1902. Au cours de son règne, le système canoviste entra en crise, menant finalement à la dictature du général Primo de Rivera, puis à l'avènement de la République.
1. Le Retour de la Monarchie Bourbon
Après le coup d'État du général Pavía, le général Serrano dirigea un gouvernement intérimaire, au cours duquel Cánovas prépara le retour de la monarchie des Bourbons en la personne d'Alphonse XII (fils d'Isabelle II). Alphonse XII signa le Manifeste de Sandhurst, qui assurait une monarchie basée sur le dialogue, la Constitution et la continuité d'un progrès politique plus contenu dans l'administration. Cánovas souhaitait préparer un retour à la monarchie pacifique et sans intervention militaire, mais le général Martínez Campos se prononça prématurément à Sagunto. Le gouvernement n'offrit aucune résistance, et Cánovas forma un cabinet de régence en attendant la proclamation d'Alphonse XII comme roi.
2. Le Système Canoviste
Alphonse XII, à son arrivée en Espagne, confirma sa confiance en Cánovas, qui, dans les mois suivants, prit des mesures gouvernementales visant à atteindre trois objectifs :
1. Pacifier le Pays
- Mettre fin à la guerre carliste (après la défaite des carlistes, Cánovas abolit les privilèges basques en raison du soutien de ces derniers aux carlistes).
- La guerre de Cuba se termina par la paix de Zanjón (1878). Cette paix incluait une large amnistie et des promesses dont le non-respect fut la source d'une guerre finale (1895).
2. Création des Fondations d'un Système Politique
Cánovas fut l'homme clé de la Restauration des Bourbons et prit le temps d'organiser et de préparer le terrain d'un nouveau système politique. Il suggéra :
- a. De retirer les militaires du pouvoir politique et de les ramener à la caserne.
- b. De faire une synthèse entre l'ancien et le nouveau, en s'appuyant sur des « vérités mères » que tous devaient admettre (monarchie, liberté, propriété privée et unité de l'Espagne).
- c. De prendre des mesures pour contrôler l'ordre et centraliser le pouvoir à travers :
- Un contrôle politique strict.
- Le contrôle de la presse.
- Le rétablissement des relations avec l'Église (Concordat de 1851), la restitution de certains biens non encore vendus et la garantie de l'union de l'Église et de l'État.
- d. La réalisation de la stabilité politique : la monarchie serait la pierre angulaire qui partagerait la souveraineté avec les Cortès et disposerait de larges pouvoirs. Le deuxième pilier serait une Constitution. Cette stabilité, reposant sur la monarchie et la Constitution, serait complétée par l'organisation d'un système de partis. Ces deux partis, considérés comme des partis dynastiques, seraient le Parti conservateur et le Parti libéral. Ces deux partis devraient se relayer au pouvoir pacifiquement, tandis que le reste des partis politiques resteraient à l'écart.
3. La Constitution de 1876
Elle établissait une souveraineté partagée entre le roi et les Cortès.
- b. Le Roi était inviolable et disposait de pouvoirs étendus : il détenait le pouvoir exécutif, exercé par le gouvernement, dont il nommait et révoquait le président ; il avait l'initiative législative, approuvait et promulguait les lois, et était le commandant suprême de l'armée ; il avait le pouvoir de convoquer, de suspendre ou de dissoudre les Cortès.
- c. Les Cortès étaient structurées en deux chambres : le Congrès et le Sénat. Les membres du Congrès étaient élus par le vote populaire (le suffrage censitaire fut d'abord adopté, puis le suffrage universel masculin). Le Sénat était composé de sénateurs de droit (les principaux contributeurs), de sénateurs nommés à vie et d'autres élus par des corporations comme l'Église ou l'Université.
- d. Elle incluait un énoncé général des droits (inviolabilité du domicile, liberté de résidence, d'expression, liberté d'association et de réunion...), mais ceux-ci devaient être réglementés par des lois ordinaires.
- e. Elle déclarait l'État confessionnel catholique, mais tolérait d'autres religions sans concessions de manifestations publiques, et reconnaissait les privilèges traditionnels de l'Église catholique.
4. Le Bipartisme et le Mécanisme du "Turno"
Le système canoviste fut complété par un système bipartite, avec deux partis dynastiques ou partis de gouvernement qui acceptaient la légalité constitutionnelle et devaient se relayer au pouvoir de manière pacifique : le Parti conservateur et le Parti libéral.
- Le Parti conservateur, dirigé d'abord par Cánovas, puis par Silvela, était composé principalement par l'aristocratie, la noblesse terrienne, les industriels et les financiers. Il soutenait le vote censitaire, l'exclusivité de la religion catholique, la censure et le protectionnisme économique.
- Le Parti libéral, dirigé par Sagasta, se composait de la petite bourgeoisie urbaine. Il préconisait le suffrage universel masculin, la liberté de religion, d'enseignement, de presse, d'association et le libre-échange. Sous son gouvernement furent adoptées des lois telles que la reconnaissance du droit d'association ou le suffrage universel masculin.
Le « turno » (alternance) fut la formule politique qui, par la manipulation, le caciquisme et la fraude électorale, permit aux partis dynastiques d'alterner pacifiquement au gouvernement. Il ne fut pas l'expression de la volonté des électeurs, mais les chefs de parti l'adoptèrent et le mirent en œuvre. Les mécanismes étaient les suivants :
- Le roi nommait le nouveau chef du gouvernement et lui accordait le décret de dissolution du parlement.
- Le nouveau gouvernement organisait des élections complètement truquées. Le ministère de l'Intérieur « fabriquait » les résultats grâce à la « boîte » (fraude électorale), en pré-attribuant les sièges. Ces listes étaient composées de membres de la noblesse et de l'aristocratie, formant une oligarchie qui monopolisait les postes politiques et administratifs ainsi que les sièges au parlement. De cette façon, ils contrôlaient le pouvoir, exercé au profit de la classe dirigeante qu'ils représentaient.
- Les gouverneurs civils de chaque province étaient informés par le ministre de l'Intérieur des résultats qui « devaient être » obtenus dans leurs provinces, suite à la « boîte ».
- Les caciques, suivant les instructions du gouverneur civil, étaient chargés de mettre en œuvre les résultats électoraux convenus. Les méthodes utilisées par les caciques lors des élections incluaient des réductions d'impôts, par exemple, ou tout simplement la falsification des registres électoraux (« pucherazo »).
Chaque parti acceptait de se relayer au pouvoir et ne dénonçait pas les actes répréhensibles de ses adversaires, puisque le système leur garantissait de recevoir leur tour plus tard.
5. L'Opposition au Système Canoviste
La Restauration ne laissait pas de place aux partis politiques non dynastiques. Les principales sources d'opposition furent :
- a. Les Carlistes : vaincus militairement et sans le soutien du Vatican (qui avait décidé de soutenir Alphonse XII), ils n'eurent d'influence que dans le Pays Basque et en Navarre, ainsi que parmi les milieux catholiques très conservateurs.
- b. Les Républicains : ils avaient trois points fondamentaux :
- La défense de la République comme forme d'État, s'opposant à la monarchie parlementaire.
- Le soutien à la réforme sociale.
- Une idéologie clairement anticléricale.
Le républicanisme perdit le soutien de la bourgeoisie, effrayée par les troubles de la Première République. Après le retour à la légalité, grâce au gouvernement libéral de Sagasta qui autorisa la liberté d'association, le mouvement fut divisé en factions. Castelar fonda le parti Possibiliste. Salmerón prônait l'unité des républicains. Pi y Margall dirigeait le fédéralisme. Ruiz Zorrilla regroupait les radicaux au sein du Parti Progressiste. Après l'approbation du suffrage universel (à l'exception des Possibilistes), l'Union Républicaine (1903) fut formée, ce qui permit pour la première fois aux républicains d'avoir une minorité significative aux Cortès.
- c. Le Mouvement Ouvrier : Socialistes et Anarchistes : Les socialistes fondèrent en 1879 le PSOE, tel que recommandé par les marxistes de l'AIT. Ils préconisaient l'abolition des classes, la socialisation de la propriété et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière. Son fondateur fut Pablo Iglesias. Avec l'adoption du suffrage universel masculin, le parti lança son activité électorale. En 1888, le parti créa le syndicat UGT.
L'anarchisme fut introduit en Espagne par Fanelli, disciple de Bakounine. Il connut un grand soutien et une forte surveillance, en particulier parmi les travailleurs industriels et les ouvriers agricoles catalans, andalous et estrémaduriens. Au début des années 1880, des vols, des incendies criminels et des attaques contre les propriétaires fonciers eurent lieu dans la région de Cadix. De tels actes furent attribués à une société secrète (« La Main Noire »), et les forces de sécurité lancèrent une vaste campagne de répression contre les anarchistes, avec des arrestations, des tortures... Les anarchistes eurent recours au terrorisme révolutionnaire, notamment contre le général Martínez Campos, au Liceu de Barcelone, ou en tuant Cánovas del Castillo. Un moment clé de cette spirale fut le procès de Montjuïc en 1897, où cinq anarchistes furent condamnés et exécutés. Les partisans de l'action syndicale et de l'action de masse (anti-terroriste) créèrent le syndicat CNT.
- d. Les Mouvements Régionalistes et Nationalistes : Ces mouvements d'opposition furent renforcés par la bourgeoisie locale. Le régionalisme cherchait à défendre la région par le biais d'une autonomie administrative. Le nationalisme soutenait que chaque peuple ou nation a le droit d'exercer sa souveraineté sur son territoire et est donc responsable de la formation de son propre État indépendant.
- L'origine du nationalisme catalan remonte à des événements culturels liés à la Renaixença (renaissance) qui encouragea l'utilisation du catalan et le recouvrement de leurs traditions culturelles. Le mouvement politique catalan se développa sous la Restauration, avec l'émergence du Centre Català, fondé par Almirall. En 1891, Prat de la Riba fonda l'Unió Catalanista, qui prépara les Bases de Manresa, réclamant un pouvoir autonome et la restauration des institutions traditionnelles catalanes (Generalitat, Corts...). En 1901, la Lliga Regionalista fut fondée, avec Cambó comme leader et Prat de la Riba comme idéologue.
- Le nationalisme basque fut une réaction contre l'abolition des privilèges basques après la troisième guerre carliste. Ses racines rurales signifiaient qu'il mettait en péril les particularités historiques basques face à la politique gouvernementale, et le développement industriel généra un afflux massif d'immigrants qui menaçait l'identité du Pays Basque. En 1895, le PNV fut fondé par Sabino Arana. Sa théorie se définissait par l'affirmation de la supériorité de la « race basque », la défense des coutumes, de la langue basque, du catholicisme, un sentiment anti-espagnol et la proclamation de l'indépendance.
- Le régionalisme en Galice commença avec le Rexurdimento.
- En Andalousie, il y eut une première tentative de régionalisme avec Blas Infante.
6. La Dynamique Politique et l'Action Gouvernementale
1. Le Règne d'Alphonse XII (1875-1885)
Le Parti conservateur fut au pouvoir pendant la majeure partie du règne d'Alphonse XII. Cánovas mena la pacification militaire et la rédaction de la Constitution de 1876. Son gouvernement fut marqué par l'adoption de mesures visant à intensifier le contrôle de l'État et à centraliser administrativement le pays, telles que :
- L'abolition des privilèges basques en raison du soutien qu'ils avaient apporté aux Carlistes et de la conviction de Cánovas de la nécessité de normaliser légalement le pays.
- La liberté d'expression fut réduite (loi sur la presse de 1879).
- Une réduction de la liberté académique, créant un conflit qui aboutit à la fondation de l'Institution Libre d'Enseignement.
- La réglementation des élections municipales et provinciales.
- L'établissement du suffrage censitaire.
En 1881, le Parti libéral de Sagasta arriva au pouvoir, inaugurant ainsi le « turno » des deux partis dynastiques. Les libéraux prirent des mesures pour accroître les libertés, mais furent confrontés à l'influence de la « Main Noire » dans la campagne andalouse et à une tentative de soulèvement républicain. Le gouvernement réagit durement, mais il était trop tard. Le roi chargea Cánovas de former un nouveau gouvernement, et les conservateurs revinrent au pouvoir.
2. La Régence de Marie-Christine de Habsbourg (1885-1902)
Après la mort d'Alphonse XII, un risque pour la continuité du régime fut créé. Marie-Christine, la seconde épouse d'Alphonse XII, assuma la régence jusqu'à la majorité de son fils Alphonse XIII, avec le soutien des partis dynastiques. Ces derniers signèrent le Pacte du Pardo, où ils convinrent de maintenir la monarchie, de respecter les changements politiques et de maintenir les mesures législatives adoptées par les gouvernements respectifs. Le libéral Sagasta régna plus longtemps et réalisa un programme de réformes :
- Il approuva la loi sur les associations, essentielle à l'expansion du mouvement syndical.
- Il restaura le procès devant jury, adopta le suffrage universel masculin, et promulgua un code civil.
Mais il restait deux problèmes majeurs à résoudre : la distorsion de la volonté populaire par le caciquisme et les besoins sociaux de la classe ouvrière industrielle et des journaliers. Le retour des conservateurs au pouvoir marqua un retour à la politique économique protectionniste et une augmentation des mesures répressives (Loi antiterroriste de 1894) contre les troubles sociaux. À la fin du XIXe siècle, le système de la Restauration montra des signes évidents de faiblesse, exacerbés par l'assassinat de Cánovas et la crise de 1898, générée par la perte de Cuba, des Philippines et de Porto Rico, ce qui démontra la nécessité de réformer le système pour qu'il puisse perdurer.