Le Roman Espagnol d'Après-Guerre : Renouveau et Auteurs Clés

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Le Renouveau du Roman Espagnol dans les Années 60

Contexte politique, social et culturel

Dans les années 60, la situation politique et sociale de l'Espagne change. La censure s'assouplit et l'économie commence à s'améliorer, notamment grâce au tourisme qui devient un facteur de stabilité. Une grande partie des jeunes a désormais la possibilité d'étudier à l'université.

À Barcelone, un monde littéraire se forme, unissant des intellectuels autour de la figure de Carlos Barral et de la maison d'édition qu'il préside, Seix Barral. Grâce à elle, une opération d'envergure est lancée pour renouer avec la culture occidentale et redécouvrir la littérature européenne et américaine à travers la traduction de nombreuses œuvres. Plusieurs prix littéraires sont également créés, dont le prestigieux Prix Formentor.

L'impact du "Boom" hispano-américain

C'est dans ce contexte qu'émerge le "Boom" hispano-américain, qui transforme en profondeur les techniques du récit littéraire. Le lecteur espagnol, habitué à la monotonie du réalisme social, au didactisme, au langage simple et au manque de vigueur stylistique, découvre avec enthousiasme l'originalité d'écrivains tels que Gabriel García Márquez, Juan Carlos Onetti, Alejo Carpentier, Juan Rulfo, Mario Vargas Llosa ou encore Julio Cortázar. Ces auteurs procèdent à une désintégration de la forme traditionnelle du roman, provoquant une vive émotion en Espagne.

Caractéristiques du nouveau roman structurel

Les romans des années 60, qualifiés de "nouveau roman structurel", sont portés par des auteurs déjà connus (Delibes, Goytisolo) et de nouveaux noms (Juan Benet, Marsé, Torrente Ballester). Dans ces œuvres, les personnages sont transformés par leur environnement social et luttent pour trouver leur propre identité. On y observe l'émergence de nouvelles techniques :

  • Utilisation de la prolepse et du flash-back.
  • Recours au monologue intérieur.
  • Une syntaxe plus complexe et un langage plus littéraire, riche en métaphores, en humour et en néologismes.

Sur le plan formel, on trouve les transformations suivantes :

  1. Le retour à l'individu : On dépasse le personnage collectif pour revenir au personnage individuel. Cependant, il n'est plus traité comme un héros, mais plutôt comme un anti-héros, constamment en conflit avec lui-même et le monde qui l'entoure. Les noms propres tendent parfois à perdre leur majuscule, comme dans le roman La saga/fuga de J.B. de Torrente Ballester.
  2. La multiplicité des voix narratives : On assiste au retour du narrateur omniscient, qui sait tout de ses personnages. Le perspectivisme (présentation de différents points de vue) apparaît également. On trouve aussi le monologue intérieur et l'utilisation d'une deuxième personne réfléchie, notamment dans les romans où le protagoniste se parle à lui-même, comme si sa personnalité se dédoublait. C'est le cas dans des œuvres comme Temps de silence de Luis Martín-Santos, Oficio de tinieblas 5 de Cela, ou Señas de identidad de Goytisolo. Parfois, différentes voix narratives sont utilisées au sein d'un même roman. Le monologue intérieur, ou courant de conscience, retranscrit le flux de la pensée sans ordre logique. Une autre technique est le style indirect libre, où la voix du narrateur se mêle à celle du personnage sans verbes introducteurs ni liens de subordination.
  3. La rupture de la chronologie : La linéarité temporelle est abandonnée. Le récit se concentre souvent sur les souvenirs des personnages, avec de nombreux sauts entre le passé et le présent grâce à la technique du flash-back.

Focus sur Camilo José Cela (1916-2002)

Un auteur prolifique et innovant

Camilo José Cela est l'un des écrivains les plus prolifiques et novateurs de la société espagnole, explorant différents courants comme le réalisme ou l'objectivisme. Poète, dramaturge, essayiste et romancier, il admirait les écrivains de la Génération de 98, en particulier Pío Baroja, ce qui se retrouve dans la création de personnages et d'environnements très distinctifs.

Son œuvre se caractérise par :

  • La richesse de la langue et des descriptions.
  • Une vision large de la réalité, s'intéressant particulièrement aux personnages marginaux.
  • Une critique de la marginalité sociale à travers des personnages complexes, souvent désignés par des surnoms.
  • L'utilisation d'un grand nombre de registres linguistiques, adaptés aux contextes géographiques.

Auteur de La Ruche, qui a ouvert la période du réalisme social, il a également écrit : Pabellón de reposo, Viaje a la Alcarria, La familia de Pascual Duarte (1942), Nuevas andanzas y desventuras de Lazarillo de Tormes (1944), ou encore Cristo versus Arizona (1988).

Analyse de La Famille de Pascual Duarte (1942)

Ce roman reflète les aspects les plus sombres de la vie : la cruauté, la souffrance, la mort et l'angoisse. Ancré dans l'existentialisme, il dépeint la misère crue de l'existence sans chercher de remède ni de sens à la vie humaine. Le roman se présente comme les mémoires que le protagoniste, Pascual, écrit depuis sa prison avant son exécution.

Pascual est un homme primitif d'un village d'Estrémadure (Almendralejo). Le roman retrace la série de meurtres qui l'ont conduit à sa condamnation :

  • Il tue la jument qui a provoqué la fausse couche de sa femme.
  • Il tue sa chienne, Chispa, car son regard lui rappelait la mort de son second fils, décédé en bas âge.
  • Il tue "El Estirao", qui a séduit sa femme et exploité sa sœur Rosario.
  • Il tue sa propre mère, qu'il juge responsable de la misère de sa famille (un père alcoolique et violent, un frère mort noyé dans une jarre d'huile).
  • Enfin, il commet un crime social en tuant le cacique du village, le comte de Torremejía, ce qui lui vaut la peine de mort.

L'œuvre commence par la célèbre phrase : "Yo, señor, no soy malo" ("Moi, monsieur, je ne suis pas mauvais"), créant un décalage avec la réalité des faits. Le lecteur est amené à s'interroger : Pascual est-il un meurtrier ou une victime de la société et des circonstances ? Cela nous fait ressentir de la compassion pour le personnage, qui apparaît finalement moins comme un monstre que comme une victime de son environnement.

Les Thèmes Majeurs du Roman Social

Le roman social de cette période aborde des thématiques fortes, souvent pour dénoncer des réalités difficiles.

  • Les romans sur les "perdants" : Ces œuvres décrivent la vie des marginaux, notamment dans les prisons. On peut citer La losa de José Castillo-Navarro.
  • Les livres de voyage et de dénonciation : Très en vogue, ces récits dénoncent l'oppression et la misère de certaines régions espagnoles. Les plus connus sont Voyage à la Alcarria de Cela et Champs de Níjar de Goytisolo.
  • Les sujets tabous : La littérature commence à aborder des sujets interdits par la morale de l'époque, comme le divorce ou l'avortement.

Les Grandes Étapes du Réalisme Social et ses Auteurs

Étape 1 : 1951-1958

Rafael Sánchez Ferlosio est l'auteur phare de cette étape avec son roman El Jarama, lauréat du Prix Nadal en 1955. Le livre raconte un dimanche d'été sur les rives de la rivière Jarama. Pendant 16 heures, nous suivons les conversations insignifiantes d'un groupe de jeunes de la classe moyenne inférieure, qui parlent de banalités et semblent sans caractère, laissant la vie s'écouler. À travers eux, l'auteur critique la vacuité de cette génération. Un seul événement vient rompre la monotonie : la mort de Lucita.

Carmen Martín Gaite, avec Entre visillos, dépeint la vie d'un groupe de jeunes filles dans une ville de province. L'intrigue, centrée sur l'arrivée de Pablo Klein, un professeur d'allemand, n'est qu'un prétexte pour montrer l'oppression que la société provinciale exerce sur ses habitants, qui voient la vie passer derrière les rideaux de leurs fenêtres sans oser agir. Le conformisme, l'ennui et le manque d'imagination caractérisent ces jeunes filles.

Ignacio Aldecoa, dans El fulgor y la sangre, nous plonge dans la vie d'un caporal, de cinq gardes civils et de leurs familles dans une caserne en Nouvelle-Castille. L'histoire se déroule sur un après-midi d'été, de midi (la lumière, el fulgor) jusqu'à la nuit, lorsque la nouvelle tombe qu'un des gardes en service à la foire a été tué (le sang, la sangre). Le récit alterne entre le présent angoissant de l'attente et le passé des épouses, brisant la tension chronologique.

Étape 2 : 1958-1962, l'apogée du réalisme social

Juan García Hortelano, avec Nuevas amistades et Tormenta de verano, dépeint la vie oisive de certains milieux bourgeois. Le protagoniste est un collectif (un groupe d'amis), et des sujets tabous comme l'avortement sont abordés pour critiquer une jeunesse qui "se noie dans un verre d'eau".

Juan Marsé s'inscrit dans cette lignée avec Encerrados con un solo juguete, un livre qui dépeint une bourgeoisie catalane dominée par l'alcool et le sexe.

Épilogue : 1962-1968, le déclin

À partir de 1962, les critiques envers ce type de fiction se multiplient. Le réalisme social s'est enfermé dans une formule stéréotypée et usée. De plus, cette littérature n'atteint pas le peuple auquel elle était destinée. Un changement, une évolution, devient nécessaire.

Le Tournant de 1962 : Temps de silence

Vers 1962, le réalisme social touche à sa fin. Ce tournant est marqué par un écrivain, Luis Martín-Santos, qui inaugure le "réalisme dialectique" avec son roman Tiempo de silencio (Temps de silence). Ce roman rompt avec le réalisme social en introduisant de nouvelles techniques, comme le monologue intérieur et l'usage de la deuxième personne. L'auteur décédera tragiquement dans un accident de voiture deux ans après ce grand succès.

La nouveauté de ce roman réside dans le traitement des personnages, qui retrouvent leur individualité et leurs contradictions. Ils ne sont plus de simples représentants de types sociaux, mais des êtres complexes. Le narrateur redevient juge et évalue les situations.

L'intrigue suit Pedro, un jeune chercheur en médecine, qui se retrouve impliqué dans un avortement clandestin qui entraîne la mort d'une jeune femme. Séduit par la fille de la propriétaire de la pension où il loge, il officialise leur relation, mais celle-ci est poignardée en représailles de son intervention dans l'avortement.

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