Trauma et récits : Analyse de Poissons de l'amertume
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Les multiples facettes du trauma chez Aramburu
Le non-dit et le poids du quotidien
La variété des stratégies narratives est parallèle à la diversité des histoires et des personnages mis en jeu. Dans une des nouvelles du recueil, le narrateur va chercher sa fille à l'hôpital, où elle a passé six mois, accompagnée de son petit ami. Diverses informations nous ramènent à un événement à peine esquissé : une attaque terroriste qui a causé l'invalidité de la fille et transformé la vie de famille. Le récit accumule des faits triviaux – la prise en charge de la cuve, le nettoyage de la vaisselle – qui envahissent le texte, délibérément pourrait-on dire, laissant peu d'espace à l'événement central de l'histoire. Celui-ci n'est pas discuté ouvertement et se réduit à une brève mention sans commentaire. Seule la fin de chaque paragraphe contient, isolé syntaxiquement, le même mot – « Triste » – qui, tel un refrain poématique, résume à la fois l'observation du narrateur, son humeur et une résignation douloureuse qui ne laisse même pas le souffle pour crier ou protester.
Pression sociale et exil intérieur
La nouvelle « Mère » prend l'apparence d'une histoire orale dès les premiers mots (« C'était une femme de trente-cinq ans qui se nommait Maria Antonia »), et immédiatement, comme il sied au modèle narratif choisi, se pose le nœud de l'histoire : « Elle vivait dans une ville côtière de la province de Guipuzcoa et son mari travaillait comme policier dans la ville jusqu'à ce qu'un soir, au début de l'automne, on le tue. » La pression des voisins pour que la veuve et ses enfants quittent la ville n'est pas tant due à une inimitié personnelle qu'à la crainte que leur proximité ne rende le quartier dangereux. Ce thème se retrouve dans l'histoire « La courtepointe a brûlé », où les habitants de la maison voisine de celle qui a été attaquée aux cocktails Molotov décident d'inviter leur voisin à « aller chercher une autre maison. Installez-vous dans le village voisin ou à Bilbao jusqu'à ce que les choses se calment. Vous devez comprendre que vous nous créez des situations très difficiles » (p. 100).
Dilemmes moraux et mémoire blessée
Dans « Maritxu », le récit à la troisième personne des visites d'une mère à la prison où son fils est incarcéré alterne avec des fragments de monologues de la femme, qui n'est pas tout à fait d'accord avec les actions de son fils : « Tuer des gardes et des enfants, passe encore. Mais les enfants, non » (p. 63). Dans « Le meilleur, c'étaient les oiseaux », une femme adulte décide de raconter à son fils comment, enfant, on est venu la chercher à l'école parce que son père venait d'être assassiné. Malgré le temps écoulé, l'intensité de l'évocation est telle qu'elle révèle combien cet incident a conditionné toute la vie ultérieure de la narratrice. L'histoire évoquée se conclut par l'installation de la chapelle ardente à la caserne tandis que le village « célébrait la fête, il y avait de la musique et des attractions. Les rues étaient animées » (p. 87).
Rumeurs, accusations et l'écho de la violence
L'histoire « L'ennemi du peuple » raconte comment une rumeur infondée accusant Zubillaga de traîtrise suscite le dégoût de ses compatriotes. Mais lui, enveloppé dans une ikurriña, s'affiche pendant des heures sur la place du village afin de démontrer son idéologie sans équivoque. La prison et l'accusation entre militants sont aussi les thèmes principaux de « Frapper à la porte ». Dans ce récit, le plus effrayant est peut-être d'assister à l'amusement de quelques enfants : ceux-ci jouent avec des pétards près de petites voitures siglées « Ekintza » et de maisons de jouets en feu dans lesquelles ont été introduites des photographies de victimes d'attentats, découpées dans la presse. Aramburu incorpore ici, peut-être sans le savoir, la merveilleuse intuition de Goytisolo dans Deuil au paradis (1955), avec ces enfants qui, réfugiés dans une ferme au milieu de la guerre civile, s'adonnaient à des jeux de guerre à l'imitation de leurs aînés.
L'absurdité face au drame et l'œuvre clé
L'histoire en dialogue « Après l'incendie » offre une image presque grotesque de la femme s'inquiétant de la possible visite du lehendakari, avec son cortège de journalistes et de photographes, à l'hôpital public où se trouve son mari, victime d'une attaque. Une lecture attentive de Poissons de l'amertume me semble indispensable.